Dove, ou l’exploitation du ‘être-femme’
Dove a lancé l’année dernière une campagne de publicité mondiale visant à réconcilier les femmes avec leur image. Le marketing aurait-il enfin pris un visage humain, ou est-ce une autre stratégie de vente déguisée sous des attributs féministes ?
- par Jessica R.
- par Jessica R.
La première fois que j’ai remarqué ces énormes panneaux publicitaires, je marchais pour rentrer chez moi et me suis arrêtée à un feu rouge. Un énorme poster de plusieurs mètres de long se dressait devant moi – sur un fond blanc, un immense visage de femme semblait me regarder droit dans les yeux. Ce visage féminin devait avoir plus de cinquante ans, et arborait des yeux fiers et brillants, une formidable masse de cheveux gris flottant autour de lui, un sourire moqueur et un nombre incalculable de rides. A sa droite, deux cases prêtes à être cochées offraient le choix au spectateur : ‘Ridée ?’, ‘Merveilleuse ?’. En bas à droite, on pouvait lire ces mots : ‘Dove – campagne pour la vraie beauté’.
Un discours libérateur ?
Ainsi se présentait la première phase de la campagne publicitaire dite ‘révolutionnaire’ de Dove- une des branches appartenant au géant multinational Unilever, et la première marque de savon et produits de beauté en Amérique de Nord. Au fil des semaines, des dizaines de panneaux ont fleuri au cœur de la ville : dans le bus, les magazines, le métro. Toutes ces publicités représentaient des femmes différant des stéréotypes de beauté couramment admis : cheveux gris, rondeurs, rides, taches de rousseurs, petite poitrine. Toutes donnaient le choix entre deux qualificatifs, l’un descriptif, l’autre plus flatteur.
La seconde phase de cette campagne marketing fut lancée quelques mois après. Dove choisit six modèles non professionnelles, appelées à poser en sous vêtements – six souriantes jeunes femmes qui sont indéniablement belles, mais qui sont également indéniablement plus rondes, pulpeuses ou même grosses que les tops aux allures hollywoodiennes auxquels le public est habitué. S’en est ensuivi un débâcle sans précédent, certains se réjouissant enfin de voir de ‘vraies’ femmes aux cuisses non liposucées, de pouvoir enfin admirer des photos non retouchées, d’autres mettant en doute les vraies motivations de Dove.
Explosion des ventes
Ce fut un véritable coup de maître de la part de la compagnie, qui a vu ses chiffres de vente augmenter vertigineusement en quelques semaines. En se posant comme compagnie soucieuse du bien-être intellectuel des femmes et profitant d’un ras le bol et mal-être général face à l’imposition croissante de standards de beauté impossibles à atteindre pour nombres de femmes, Dove a trouvé un créneau marketing qui rapporte, car touchant un point sensible : celui de l’auto représentation et de l’image que chaque femme voudrait donner d’elle même. Le discours officiel se veut rassurant, visant à consolider la confiance et l’estime de jeunes filles : sur le site de la campagne ‘initiative pour la vraie beauté’, on peut lire ces mots là :
‘La beauté est définie depuis trop longtemps par des stéréotypes étroits et oppressants. Les femmes nous ont dit qu'il était temps de tout changer. Dove est d'accord. Nous croyons que la vraie beauté réside dans toutes les formes, toutes les tailles et tous les âges. Voilà pourquoi Dove lance l'initiative de vraie beauté.’
A ceci s’ajoute une donnée statistique qui parle d’elle-même : moins de deux pourcent de femmes interrogées se qualifient comme ‘belles’. Il est assez difficile de contredire un tel discours, basé sur des évidences. Bien sûr, la notion de beauté telle qu’elle a été construite depuis les ‘golden years’ de l’avènement de séries B américaines a un effet destructeur sur le bien être des jeunes femmes. Bien sûr, un nombre impressionnant d’adolescentes veut ressembler à Kate Moss ou autre Paris Hilton. Nous réalisons toutes en tant que femmes que la beauté ne devrait pas être réduite à ses stéréotypes, mais malheureusement trop d’entre nous veulent pourtant s’y conformer. Et c’est là qu’est le génie marketing de Dove, qui joue le rôle de compagnie ‘alternative’, qui ose enfin parler de la représentation injuste des femmes dans publicité, se posant comme dissidente, une multinationale militante alliée des femmes qui offre confort et compassion. En d’autres termes, c’est l’équivalent publicitaire du ‘Beautiful’ de l’icône pop Christina Aguilera.
Des études sociologiques détournées
Seulement, il y a un hic. Dove a une équipe marketing de génie, mais cache extraordinairement bien ses motivations. La campagne vise tout d’abord non pas à rejoindre un mouvement post-féministe aidant les femmes à se sentir mieux dans leur peau, Dove veut vendre ses produits. Et ceux-ci sont entre autres sa ‘crème raffermissante intensive’ et autres produits anti-cellulite. Les femmes peuvent être grosses et belles, mais ne peuvent être belles si elles ont de la peau d’orange et autres ‘imperfections’.Elles peuvent être belles et ridées, mais devraient quand même maintenir ces rides à un stricte minimum en achetant des produits effaçant ses différentes zones à problèmes. La cellulite n’est malheureusement pour Dove pas liée à un problème de santé, ou d’obésité. Des femmes minces ont de la cellulite. Les jeunes, vieilles, maigres et grosses femmes peuvent avoir de la cellulite.
Il est certain que cette massive campagne de promotion a pu avoir des résultats positifs sur le moral des femmes. Le danger réside dans le fait que celles-ci finissent par considérer Dove comme un marque alliée à qui elles vont jurer fidélité, sans y voir le but premier d’Unilever : manipuler les opinions, les préjugés et concepts d’identités, cela afin de vendre des produits.
Cette manipulation va loin afin de se construire une crédibilité résistant à toutes épreuves : en consultant le site de Dove on peut lire que la marque américaine a acheté les services de deux sociologues (Le docteur Nancy Nancy Etcoff, professeur à Harvard ainsi que le docteur Susie Orbach, de la London School Of Economics, auteur de ‘Fat is a feminist issue’ [sic]). Ces chercheuses ont donc écrit un rapport intitulé ‘La vérité à propos de la beauté : un rapport global’ à l’attention de l’équipe marketing de Dove. Ce rapport est largement constitué d’enquêtes quantitatives auprès de centaines de femmes, et vise à comprendre la psyché de celles-ci, à cerner leurs craintes et leurs espoirs.
La conclusion de ce rapport est un exaspérant recueil de lieux communs : ‘La beauté en tant que concept ne peut jamais s’effacer’ . Il ne faut aborder ce sujet comme un problème culturel ou politique, mais doit être à l’inverse compris comme un plaisir humain basique’, ‘La culture pop et la représentation des femmes dans les médias est largement responsable du peu d’estime que les femmes semblent avoir d’elles mêmes’… Les équipes marketing de multinationales sont habituées à acheter les services de cabinets de recherche afin de cerner correctement leur public cible. Ces rapports à caractère scientifique sont un formidable tremplin pour ces publicitaires. La sociologie devient la subordonnée du monde de la vente, qui joue sur notre manque de confiance et points sensibles afin de nous faire acheter des produits.
Voici un message non marketing à l’adresse des femmes achetant des produits de ‘beauté’ Dove : le vrai challenge réside dans notre capacité en tant que femmes à s’accepter en tant que telles et de revendiquer notre beauté sans en être inspirées par des campagnes de publicité montées à l’aide de millions de dollars - qui nous sont jetés au visage comme une insulte à notre intelligence.